Fourteen- laissez la logique au placard
- aronaar
- 27 juin 2016
- 5 min de lecture

Attention, expérience de lecture extrêmement absurde en approche ! Du haut de mon humble expérience dans le domaine des mangas, je ne crois avoir jamais parcouru une œuvre aussi étrange que Fourteen, et d’après les avis que j’ai pu lire sur ce manga, ce sentiment est assez partagé.
Si je vous dis que le mangaka, Umezu Kazuo, a influencé Junji Ito, un auteur bien connu versant dans le domaine de l’horreur, cela pourra déjà vous donner un indice étant donné la teneur des productions d’Ito. Pour en avoir un exemple, lisez simplement quelques chapitres de Spirale…

Maintenant, vous pourrez affirmer avec sérieux que vous connaissez une histoire dont un poulet humanoïde est l'un des protagonistes principaux.
Ceci étant posé, que raconte donc Fourteen pour être jugé si étrange ? L’action se déroule dans le futur où la production artificielle d’organismes vivants par bio-ingénierie est devenue essentielle pour nourrir la population. Le point de départ est une anomalie dérangeante dans une installation produisant à la chaîne des cuisses de poulet : l’une d’elle développe un œil…
Le scientifique en charge de vérifier le bon fonctionnement de la chaîne est évidemment horrifié, souhaite s’en débarrasser, puis décide finalement de garder la chose dans un liquide nutritif.
Le morceau de viande se développe de plus en plus, jusqu’à devenir un poulet mutant, puis, finalement, un humain de grande carrure à tête humanoïde de poulet !
« Dr Chicken George », ainsi se nomme-t-il, finira par ligoter son bienfaiteur chez lui et n’a besoin que d’une demi-journée pour absorber les informations de moult encyclopédies et autres réserves de savoir pour alimenter son intelligence, et concevoir une haine certaine pour l’humanité- à cause de tout ce que cette dernière a infligé au royaume animal et à la Nature en général…
Chicken George se déclare alors la manifestation de la volonté des animaux pour redresser les torts, rien de moins !
A ce moment-là, votre serviteur doit avouer avoir été tenté de stopper sa lecture. J’ai toujours eu du mal avec les œuvres de fiction dont la créativité est subordonnée à la transmission d’un message sans lequel elles n’ont pas de but, au risque d’être quelque peu mièvre.
La défense de l’écologie me semblait trouver assez de fondements dans de tristes réalités sans avoir besoin d’un poulet mutant pour lui donner du poids dans un manga déjanté.
Mais si les errements de l’humanité sont bien mis en cause dans Fourteen, c’est au travers d’une histoire basée sur la pensée magique et non sur la raison !
Il y a tellement de choses épouvantablement ridicules dans cette œuvre que cela en devient hilarant, et finalement la (possible) principale raison de continuer à tourner les pages.

Règle numéro 1 du manga : si le scénario a besoin que quelque chose arrive, aussi improbable que cela paraisse, cela va se produire. Ici, on ne sait commun, Chicken George connecte tous les ordinateurs du monde pour prévoir le futur...
Je vais vous en livrer un des plus gros exemples. L’enfant du Président des USA essaye de le convaincre de ne pas couper un certain arbre, sinon des choses affreuses se produiraient.
Le Président Young finit par signer tout de même l’acte d’abattage, et, catastrophe, la végétation du monde entier se met à dépérir ! Mais ce n’est même pas le « meilleur » de la chose, car pour éviter la panique, le Président se laisse convaincre par la Vice-présidente de faire installer partout une fausse végétation.
Problème : comment faire pour que personne ne flaire la supercherie ? La Vice-présidente a la solution : engager l’arrière-arrière petit-fils du scénariste de Die Hard pour concocter en live une histoire tellement passionnante que tous les citoyens du pays seront scotchés devant leurs écrans.
Bien entendu, c’est d’une stupidité criante : entre les personnes sans logement, celles n’ayant pas
de télévision, le fait qu’on ne puisse guère rester tout le temps devant son écran même si l’installation de la fausse végétation ne devrait prendre que 24h, et mille autres raisons pratiques rendent ce « plan » absolument impossible à réaliser…
Pourtant, cela fonctionne bien, et des années plus tard, il n’y a guère qu’un club « secret » d’un lycée pour s’apercevoir que les végétaux sont faux, ne bourgeonnent pas, ne perdent pas leurs feuilles, ne donnent pas de fruits, etc.
La grande force de cette œuvre tient donc dans son imprévisibilité et le côté totalement détaché de la raison des situations que peut mettre en scène Kazuo. Ce serait gâcher cet effet de surprise que trop en dire là-dessus, mais comptez par exemple sur la révélation que les humains descendent des dinosaures- ce qui explique leur agressivité et leur propension à la destruction !
Ou bien, lors d’une courte invasion alien (pourquoi pas ?), une démonstration directe de la pensée magique avec un groupe d’enfants de trois ans qui devient invisible aux envahisseurs, grâce à la concentration, la puissance de la volonté et ce qui ressemble à un jutsu de Naruto.

Oui, c'est une navette spatiale servant d'arche de Noé et en forme de Tyrannosaure... Pourquoi pas ?
Il faut tout de même bien préciser que pour aussi fantasmagorique tout cela soit-il, l’histoire se prend mortellement au sérieux. Aussi peut-il être parfois lassant ou frustrant de voir les personnages sortir des énormités plus grosses qu’eux, surtout quand elles se révèlent, dans cet univers absurde, fondées (sans compter la vilaine manie qu’à l’auteur de faire pointer du doigt la plupart de ses personnages).
Plusieurs scènes assez sanglantes sont au rendez-vous, les accents horrifiques sont bien présents et une sensation de malaise se dégage de l’ensemble, achevant de le rendre très bizarre.
Le docteur Chicken George ne semble jamais vraiment pouvoir mourir, et l’histoire peut paraître traîner en longueur : Kazuo a en effet l’habitude de développer en plusieurs cases ce qui pourrait tenir en une seule, par exemple avec de gros plans sur des expressions faciales dont l’exagération semble être une de ses marques de fabrique.
Cela en devient même dérangeant à plusieurs moments lorsque de nombreux personnages sont en larmes, sauf que les larmes sont si épaisses qu’on a l’impression que leur visage a été beurré avec une gelée quelconque !
Mais vous l’aurez compris, cette sensation étouffante de bizarrerie est ce qui caractérise le plus Fourteen. On ne le retrouve jusque dans des contradictions étonnantes, comme le fait que Chicken George puisse relier quantiquement tous les ordinateurs du monde, alors que ceux-ci paraissent utiliser des cartes perforées !
Quant à la fin, même en possédant une inspiration divine, vous n’aurez aucune chance de la deviner. Au fond, elle n’explique rien, mais laisse percer une note d’espoir…
Si vous avez besoin d’être dépaysé par une lecture vous emmenant loin des confins de la réalité pour un voyage dans l’absurdité, ce manga pourrait bien vous convenir- c’est en tout cas et à tout le moins une expérience semblable à nulle autre.

Comments